, L'établi, 1978,

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On sait bien ce qu'est un établi: une table de travail, plus ou moins aménagée, dont se sert le professionnel ou le bricoleur. Dans ce livre, l' "établi" arrangé par Demarcy, vieil ouvrier de l'usine de 2cv de la Porte de Choisy à Paris, lui sert à retoucher les portières irrégulières ou bosselées avant qu'elles ne passent au montage (si on veut être précis, c'est plus un gabarit qu'un établi). Seul ouvrier professionnel de l'usine, il fait les frais, à l'automne 1969, d'un mouvement de "rationalisation" de la production, avec son lot d'absurdités et d'expériences vexatoires: son "établi" est remplacé par un outil plus "rationnel" avec lequel il ne parvient pas à travailler. Symbole d'un travail que l'ouvrier ne doit pas s'approprier: il était trop bon, et son outil était trop le sien. Un "jeune" fera l'affaire sur cette machine "rationnelle". Moins bien, mais plus interchangeable, plus impersonnel - déqualifié.

Si l'auteur parle d'établi, il ne faut pas y voir trop vite une ignorance des termes de l'art ! Il voulait aussi que l'on pense à autre chose, aux gens comme lui: les établis, ces centaines de militants intellectuels, le plus souvent maoïstes, qui, à la fin des années 60, prenaient un emploi, "s'établissaient" comme on disait, dans les usines, sur les docks ou parfois même dans les exploitations agricoles. Robert Linhart, né en 1944, Normalien de la rue d'Ulm, et militant maoïste de la toute nouvelle , a ainsi travaillé un an, comme Ouvrier Spécialisé de deuxième catégorie, à partir de septembre 1968, dans cette usine Citroën de la Porte de Choisy. Une ancienne fabrique d'automitrailleuses Panhard.

Pas de grandes phrases, pas de spéculations. Il raconte, avec une simplicité extraordinaire pour un intellectuel de cette génération, la découverte de la chaîne, des postes, du rythme. Les odeurs de féraille et de peinture, les bruits de tôles et de soudures, la couleur grise partout. Un rythme qu'il pensait violent, saccadé, brutal, et qu'il découvre lent, continu, implacable.

Il raconte aussi sa difficulté à trouver un poste qu'il sache tenir, à comprendre d'où lui vient cette maladresse. Le manque d'habitude ? Son statut d'intellectuel ? Oui et non: ces gestes ne sont pas que des habitudes à prendre. Ce sont des asservissements contre-nature aux mouvements des machines. Devant cette violence, on n'est pas un intellectuel ou un manuel. On est un humain qui aspire spontanément à faire autre chose.

On peut y sombrer, s'enfermer dans sa souffrance au point d'oublier les autres et soi-même dans la routine. Ou, pour l'auteur, oublier pourquoi il est là: lorsqu'il rentre chez lui, "anesthésié" par sa journée, incapable de lire, de penser, de prendre du plaisir. On peut aussi retrouver dans cette commune répugnance l'intérêt qui lie les travailleurs, contre toutes les divisions: entre Français et immigrés, soumis et révoltés, hommes et femmes, qualifiés et non-qualifiés.  Et ce n'est pas facile, car l'organisation du travail, raconte Linhart, repose aussi sur ces divisions, vise aussi à les vivifier, à les utiliser: salaires, postes, attitudes des chefs en tout genre, grilles de "qualification", tout rappelle à chacun qu'il appartient à un groupe étroit et non à un collectif, à une "race" et non à une classe. Tout porte à oublier la lutte des classes - du moins du côté des ouvriers. Sauf à bien voir où se situent les tactiques du pouvoir, les méthodes de surveillance, la répression, les vexations et toute la gamme des sanctions formelles et informelles que Linhart décrit si bien.

Ce récit devient donc aussi celui des résistances.

Résistances d'abord par mille petites stratégies. Celles de Christian, faites d'habileté et d'attention pointilleuse à remplir ses quotas, mais rien que ses quotas ! De quoi flirter en permanence avec une colère des chefs qui ne trouve rien à quoi se raccrocher lorsque, pourtant, il dépense sa dernière demi-heure de travail à flâner. Celles des trois frères yougoslaves, si efficaces à s'organiser et se réorganiser au mépris de ce que prescrit le bureau de maîtrise: mais que faire ? Ils sont si productifs ! Il faudra pourtant bien se passer de cette efficacité, pour être prêt à se défaire d'eux ! Stratégies encore de la "folle", comme l'appelle Christian, qui s'abîme dans un accroissement effréné de son propre rythme, qui se saoule de gestes ciselés, compulsifs, lubrifiés et calés comme un roulement à billes, qui en oublie au passage que les quotas des postes semblables au sien explosent par sa faute. Qu'en se défonçant ainsi à sa tâche, par sa tâche, elle enfonce un à un ses compagnons d'infortune, comme on dit. Linhart décrit aussi mille autres micro-décisions par lesquelles on mesure un peu de cette vie et de cette dignité qu'il nous reste à ce qu'on force la hiérarchie à tolérer: un peu de stock d'avance pour produire le temps d'une cigarette, un début de tâche un mètre plus haut dans la chaîne pour produire le temps d'un arrêt, d'une inaction. Résistance d'une vie face à la machine. Et Linhart la décrit aussi bien dans ces "tactiques de poste" que dans les ratés, les dyschronies, les maladresses par lesquelles chacun se rappelle à lui-même, et montre aux autres, qu'il n'est pas une machine. Qu'il est plus que cela.

Et cela se voit. Tout se voit dans une usine, pour le meilleur et pour le pire, apprend-on. Tout ce qu'un ouvrier montre est autant d'armes à retourner contre lui à la prochaine réorganisation, à la prochaine "rationalisation". Toute sa vie exprimée au travail est matière d'un savoir, d'une "expertise", orchestré et produit par la hiérarchie. Un "savoir-faire" qui n'a pas grand chose de technique mais a tout d'un art de dominer.

La résistance, c'est aussi celle des explosions de colère dans l'atelier, de la formation d'un comité de base, et finalement d'une grève, le 17 février 1969. En un sens, la grève était déjà là, toujours possible. Sous la résignation apparente, il y a une tension permanente, un fin maillage de pressions et de résistances qu'une moindre maladresse peut déséquilibrer (et ça, nul intellectuel, nul militant ne peut le comprendre de l'extérieur). Le grain de sable, le geste trop rapide ou trop lent, ne menacent pas seulement l'ouvrier. Fort heureusement: saisir le bon moment n'est pas chose aisée, en réalité, pour nos pauvres dominants, et ce n'est pas seulement pour tromper leur monde qu'ils se sentent perpétuellement en crise ! Il n'y a pas d'équilibre dans une exploitation, mais la stabilité d'un bras de fer où l'un domine outrageusement l'autre, qui cependant ne cède pas: tous deux restent également menacés, d'un certain point de vue. Même si les exploités sont mal placés pour percevoir ce "point de vue".

Et ce, non par aveuglement ou par bêtise, mais parce qu'ils sont privés d'intelligence collective.

Assez vite, Linhart raconte comment il s'est trouvé confronté à un problème, qui n'était pas nouveau pour lui, mais qui semblait se poser enfin de manière correcte. Faut-il faire son établissement pour connaître vraiment la vie ouvrière, et ainsi se former ? Mais ce n'est qu'une démarche morale, égocentrée, et assez vaine - le militant "intello" ne devient pas vraiment ouvrier. Faut-il le faire pour organiser la lutte de l'intérieur ? Après tout, c'est pour cela que le mouvement des établis s'est tant développé chez les maoïstes après mai 68 et, surtout, les accords de Grenelle: si même la CGT les a signés, on ne peut donc plus compter sur les syndicats, pense-t-on alors, pour faire la jonction avec le monde ouvrier. Il "nous" faut les organiser et les éduquer par "nous"-mêmes. Mais quelle prétention au final ! Le colonialisme était-il fondé sur une autre intention ? Pire: ainsi posée, l'alternative reste abstraite, vaine.

La situation a tôt fait de montrer à Linhart le problème sous son vrai jour, de lui offrir une meilleure vision des choses - celle que partagent tous les ouvriers de l'usine, et à partir de laquelle ils construisent leurs diverses façons d'être. Cette forme de travail organise tout, happe tout. Les ouvriers ne se révoltent guère ? Ils n'ont pas besoin d'éducation ou qu'on les organise - ils ont besoin de temps. Du temps pour parler, pour se réunir, pour se coordonner. Un temps durant lequel il n'y a plus cette peur pressante de la hiérarchie - en fait, de perdre son gagne-pain - et du temps contraint. Ils ont besoin qu'on les laisse cultiver leur intelligence collective. Quand Linhart leur parle d'organisation et de résistance, les ouvriers ne découvrent rien, ils savent tout. Sauf peut-être que, hors de l'usine, il y a des gens, des militants, qui sont prêts à se battre pour eux et à leur côté. L'établi n'est ni un organisateur ni un éducateur - c'est un messager, un informateur. Une relation. Et de son côté l'établi milite en comprenant et en vivant la situation, et il comprend la situation en militant. Dans la résistance, la revendication et finalement la grève, ces ouvriers - Linhart y compris - ne sont plus ni éducateurs ni éduqués. Ils se forment - une conscience, une histoire, une mémoire qui contribue à l'histoire sociale. Qu'il semblait loin de le voir ainsi avant septembre 1968 ! Et lui-même l'avoue: il lui faudra encore du temps, après son expérience, pour voir les choses ainsi. Il mit près de dix ans à écrire ce livre, pourtant assez bref. Il touche là du doigt le plus évident et le plus difficile à saisir aujourd'hui: l'organisation capitaliste repose sur une forme de désorganisation. Il n'est pas instable par vice. Il a besoin d'une certaine instabilité: pas seulement parce que toute vie collective est en partie au moins imprévisible, mais parce que la domination ne s'organise qu'en désorganisant les dominés.

Il y aurait bien d'autres choses, et meilleures, à dire, à propos de ce livre, de son style si clair, et simple, de sa manière de rappeler ce qu'un intellectuel peut sans doute faire de mieux aujourd'hui: témoigner. C'est ce qui en fait pour moi l'un des livres politiques les plus importants et les plus actuels du 20e siècle. On me dira qu'il ignore une grande part des préoccupations politiques du moment. Au premier chef, la question écologique. Et pourtant: regardez ses descriptions de la vie d'usine, de cet empoisonnement réciproque des hommes et des choses, ce mazout, ces gaz, ces gâchis. Regardez cette manière dont les différences socio-économiques s'y imbriquent aux différences de culture, d'origine, de genre, au mépris des organismes de chacun. Depuis cet écosystème interne à l'usine de la Porte de Choisy, c'est toute une imagerie du monde-usine qui s'offre à nous, du monde-en-chaînes. Or, "l'insulte et l'usure de la chaîne, tous l'éprouvent avec violence, l'ouvrier et le paysan, l'intellectuel et le manuel, l'immigré et le Français" (Linhart, p. 26).

Arnaud Milanese

Extraits

Le premier jour. Mouloud.

La chaîne : ces mots évoquaient un enchaînement, saccadé et vif.
La première impression est, au contraire, celle d'un mouvement lent mais continu de toutes les voitures. Quant aux opérations, elles me paraissent faites avec une sorte de monotonie résignée, mais sans la précipitation à laquelle je m'attendais. C'est comme un long glissement glauque, et il s'en dégage, au bout d'un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d'éclairs, cycliquement répétés mais réguliers. L'informe musique de la chaîne, le glissement des carcasses grises de tôle crue, la routine des gestes: je me sens progressivement enveloppé, anesthésié. Le temps s'arrête. (p.9-10)

Parfois, s'il a travaillé vite, il lui reste quelques secondes de répit avant qu'une nouvelle voiture se présente: ou bien il en profite pour souffler un instant, ou bien, au contraire, intensifiant son effort, il "remonte la chaîne" de façon à accumuler un peu d'avance, c'est-à-dire qu'il travaille en amont de son aire normale, en même temps que l'ouvrier du poste précédent. Et quand il aura amassé, au bout d'une heure ou deux, le fabuleux capital de deux ou trois minutes d'avance, il le consommera le temps d'une cigarette - voluptueux rentier qui regarde passer sa carrosserie déjà soudée, les mains dans les poches pendant que les autres travaillent. (...) Si, au contraire, l'ouvrier travaille trop lentement, il "coule", c'est-à-dire qu'il se trouve progressivement déporté en aval de son poste, continuant son opération alors que l'ouvrier suivant a déjà commencé la sienne. (...) C'est ce qu'on appelle "couler" et, parfois, c'est aussi angoissant qu'une noyade. (p.12-3)

Et si l'on se disait que rien n'a aucune importance, qu'il suffit de s'habituer à faire les mêmes gestes d'une façon toujours identique, en n'aspirant plus qu'à la perfection placide de la machine ? Tentation de la mort. Mais la vie se rebiffe et résiste. L'organisme résiste. Les muscles résistent. Les nerfs résistent. Quelque chose, dans le corps et dans la tête, s'arcboute contre la répétition et le néant. La vie: un geste plus rapide, un bras qui rétombe à contretemps, un pas plus lent, une bouffée d'irrégularité, un faux mouvement, la "remontée", le "coulage", la tactique de poste; tout ce par quoi, dans ce dérisoire carré de résistance contre l'éternité vide qu'est le poste de travail, il y a encore des événements, même minuscules, il y a encore du temps, même monstrueusement étiré. Cette maladresse, ce déplacement superflu, cette accélération soudaine, cette soudure ratée, cette main qui s'y reprend à deux fois, cette grimace, ce "décrochage", c'est la vie qui s'accroche. Tout ce qui, en chacun des hommes de la chaîne, hurle silencieusement: "Je ne suis pas une machine !" (p.14)

Il y a six catégories d'ouvriers non qualifiés. De bas en haut: trois catégories de manoeuvres (M1, M2, M3); trois catégories d'ouvriers spécialisés (OS1, OS2, OS3). Quant à la répartition, elle se fait d'une façon tout à fait simple: elle est raciste. Les Noirs sont M1, tout en bas de l'échelle. Les Arabes sont M2 ou M3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général OS1. Les Français sont, d'office, OS2. Et on devient OS3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs. (p.24-5)

Le premier jour d'usine est terrifiant pour tout le monde, beaucoup m'en parleront ensuite, souvent avec angoisse. Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte de s'asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? L'insulte et l'usure de la chaîne, tous l'éprouvent avec violence, l'ouvrier et le paysan, l'intellectuel et le manuel, l'immigré et le Français. (p.26)

Les lumières de la grande chaîne

Ça fait rien, va, ils vont bien te trouver autre chose à faire. Et puis, tu y gagneras peut-être. Tu sais, ici, c'est pas un bon poste. L'étain, ça rend malade. Tous les mois, on me fait une prise de sang. Celui qui était là avant moi, ils l'ont enlevé parce qu'il commençait à aller mal. Mais ils ne lui ont pas reconnu la maladie professionnelle, ah non ! Ils l'ont mis ailleurs, c'est tout. Jamais ils voudront reconnaître qu'il y a une maladie professionnelle de l'étain. Mais, alors pourquoi les prises de sang ?... Et moi, ils me changeront de poste quand je cracherai des bouts de fer. (Mouloud à Linhart, quand ce dernier quitte le poste de soudeur pour incompétence, p.27-8)

Vertigineux tourbillon de nations, de cultures, de sociétés détruites, éclatées, ravagées, que la misère et l'extension mondiale du capitalisme jettent, en miettes, dans les multiples canaux de drainage de la force de travail. Camarades turcs, yougoslaves, algériens, marocains, espagnols, portugais, sénégalais, je n'ai connu que des bribes de votre histoire. Qui pourra jamais la raconter en son entier, cette longue marche qui vous a un à un happés vers le travail d'OS ou de manoeuvre, les vampires recruteurs de main-d'oeuvre, les laquais des multinationales venus écumer la misère des plus lointains villages, les bureaucrates et les trafiquants d'autorisations en tous genres, les passeurs et les trafics de papiers, les bateaux surchargés, les camions brinquabalants, les cols passés à l'aube frileuse et l'angoisse des frontières, les négriers et les marchands de sommeil ? Citroën qui vous a importés, lambeaux de sociétés arrachés vifs, pense, en vous laissant ainsi coagulés, mieux vous contrôler. C'est parfois vrai. Mais, ce que vous conservez d'organisation nationale, c'est aussi, pour vous, un moyen de résister, d'exister quand tout vous rejette. (p.35-6)

Je découvrais une autre routine de l'usine: être constamment exposé à l'agression des objets, tous ces contacts désagréables, irritants, dangereux, avec les matériaux les plus divers: tôles coupantes, ferrailles poussiéreuses, caoutchoucs, mazouts, surfaces graisseuses, échardes, produits chimiques qui vous attaquent la peau et vous brûlent les bronches. On s'habitue souvent, on ne s'immunise jamais. (p.40)

Le comité de base / La grève

La résistance. Je la devine enfouie dans les collectivités nationales immigrées. Murmurée en kabyle, en arabe, en serbo-croate, en portugais. Dissimulée sous une feinte résignation. Elle perce, vivace et inattendue, dans la clameur que soulève le vol d'une minute de pause. Elle bourdonne dans l'excitation des vendredis, quand les hommes de la chaîne sont à bout de nerfs, que caoutchoucs et boulons volent en tous sens, et que de mystérieux accidents immobilisent fréquemment les engrenages. (p.71)

Nous avions enfin un horizon commun, nous prîmes l'habitude de l'élargir. Le matin, à la pause de huit heures et quart, nous nous installions sur la troisième marche de l'escalier de fer qui monte de notre atelier à l'atelier de peinture. Là, au milieu des taches de graisse et des sandwichs déballés, nous tenions de petits meetings politiques, à six ou sept. (...) Entre la diffusion des tracts, nos petits meetings d'ateliers, les réunions du comité de base, le pointage fiévreux de notre progression, ce mois de propagande fut, tout compte fait, un mois de bonheur. (p.92-3 - rq: la grève est prévue pour le 17 février)

Émietté, éclaté en gestes insignifiants indéfiniment répétés, notre travail peut être un supplice. Nous l'oublions parfois, quand la relative torpeur et la régularité de l'atelier nous ouvrent le fragile refuge de l'habitude. Mais eux, les chefs, ne l'oublient pas. Ils savent que le moindre accroissement de la pression, la moindre accélération de cadence, le moindre harcèlement de leur part, font voler en éclats cette mince coquille où il nous arrive de trouver refuge. (p.101)

La fourmi qui s'active dans la fourmilière ignore que dans quelques instants une main de géant la détachera avec précision de la masse de ses compagnes pour la déposer à l'écart de tout, dans un bocal. Il ne lui restera plus qu'à tourner en rond le long des parois glacées, encore toute frémissante de la foule récente, hébétée par la surprise de cette solitude. (...) Je suis dans le bocal. (p.120 - avant la fin de la grève, Linhardt est "exilé" par une mutation dans un ancien dépôt de pièces détachés, loin de l'usine)

L'ordre Citroën

Des mois plus tard, et des années plus tard, je rencontrerai au hasard d'anciens ouvriers de Choisy, qui, tous, me parleront de la grève et du comité, et me diront combien le souvenir en est resté vivant, à Javel, à Levallois, à Clichy, sur les immenses chaînes de montage des DS et dans l'insupportable chaleur des fonderies, dans les vapeurs nauséabondes des ateliers de peinture et dans les crépitements d'étincelles des ateliers de soudure, partout où, notre usine une fois fermée, on a muté ses ouvriers. Rien ne se perd, rien ne s'oublie dans la mémoire indéfiniment brassée de la classe ouvrière. D'autres grèves, d'autres comités, d'autres actes s'inspireront des grèves passées - et de la nôtre, dont je découvrirai plus tard la trace, mêlée à tant d'autres...
Primo a raison, mais au moment où il me parle, je ne le sais pas encore, tout occupé que je suis à ruminer l'impuissance de mon exil et l'écrasant rétablissement de l'ordre Citroën. (p.137)

Le sentiment du monde / L'établi

Essayez donc d'oublier la lutte des classes quand vous êtes ouvrier d'usine: le patron, lui, ne l'oublie pas et vous pouvez compter sur lui pour vous en rappeler l'existence ! (p.145)

Rationalisation.
Pourquoi maintenant ? C'est le bon moment, ils ne font rien au hasard. Ils ont des sociologues, des spécialistes de relations humaines, des gens qui font des sciences humaines, ils ont des indics, des interprètes, des syndicalistes jaunes, ils ont la maîtrise qui tâte le terrain, et ils confrontent l'expérience de Choisy à celle de Javel, et à celle de Levallois, et à celle de Clichy, et ils prennent l'avis des autres patrons, et ils font des conférences, et ils distribuent des crédits pour mieux connaître tout ça, et étudiez-moi donc les conflits, et le comportement de la main-d'oeuvre immigrée, et la mentalité de l'O.S. moyen, et l'absentéisme, et tout ça et tout ça.
Dans quinze jours, les vacances. Ils savent qu'il est trop tard pour que se déclenche une grève. (p.166)

   29 août 2022
Gauche Prolétarienne (1968-1973)
Robert Linhart