Présentations et analyses de livres qui nourrissent l'action sociale et politique.

Présentations et analyses de livres qui nourrissent l'action sociale et politique.



   4 octobre 2022 - Arnaud Milanese
 

Au fasciste !

Réflexions à partir du livre de Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire, 2021, Raisons d'Agir

Trois événements convergent en 2022. Le plus récent : Jaïr Bolsonaro vient, contre ce que prévoyaient les sondages, de pousser Lula vers un second tour, aux élections présidentielles brésiliennes. Quatre points les séparent, on en attendait treize ou quatorze. Le président sortant de l’agro-industrie, des « gros sous », du lobby des armes, des Eglises Evangélistes, du climato-scepticisme et de la nostalgie de la dictature n’a pas dit son dernier mot – il n’est plus si sûr qu’il sorte… Et il a prévenu : s’il perd, il ne reconnaitra pas les résultats.

En Italie, vient de remporter les élections une coalition de trois formations d’extrême-droite, portée par la formation ouvertement néofasciste « Frères d’Italie ». Le profil « lepénien » de sa cheffe de fil a largement été commenté. Le retour aux affaires de Berlusconi, un peu moins – le précurseur italien de Donald Trump, le massacreur de militants lors du sommet de Gênes en 2001, la honte politique italienne du tournant du siècle dernier, le richissime, Berlusconi.

Plus tôt dans l’année, un milliardaire extrémiste notoire, Vincent Bolloré, qui phagocyte les médiats français en toute impunité, pousse la candidature d’Eric Zemmour aux présidentielles, jusqu’à faire trembler – un temps – la maison Le Pen. Celui que d’autres ont joliment appelé le « petit frisson transgressif de la bourgeoisie »…

Trois fois, la collusion d’un mouvement politique d’extrême-droite, autour d’une personnalité médiatique, et des puissances d’argent. Le tout se présentant comme parole des sans-voix.



Ce constat plagie l’introduction d’un petit livre un peu technique mais fort utile : La finance autoritaire, écrit par les jeunes sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron, en 2021 (éditions Raisons d’Agir). Eux aussi commencent par la collusion de trois événements. La victoire de Donald Trump, aux Etats-Unis, justement, contre une Hillary Clinton si soutenue par la finance que la presse américaine l’avait surnommée la « candidate de Wall Street ». La victoire de Jaïr Bolsonaro, tient tient. Inutile d’en dire davantage. Et enfin, la victoire du oui au référendum sur le Brexit. Un oui porté par le très conservateur, très autoritaire, mais très populiste Boris Johnson. Un oui que l’on n’attendait pas. Et là, rappellent les auteurs, les commentaires dominants ont convergé : victoire des colères populaires irrationnelles contre les aspirations de la grande finance (la City semblait favorable au non). Si c’est plus discutable concernant Bolsonaro, on comprend le parallèle, et je soutiens qu’on peut le faire avec les trois événements de 2022.

Reste à savoir à quoi on a affaire. Nos deux chercheurs partent du Brexit. Apparemment, un étrange référendum, risqué, contre les désirs de la City, qui voulait rester dans l’Union Européenne. Pourtant, il n’en est rien. Il suffit de scruter le financement des campagnes. Oh surprise ! Non seulement la campagne du oui fut autant financée que celle du non (ou presque), mais surtout la part des acteurs de la finance dans la campagne du oui était plus grande, et nettement ! Et l’on sait le rôle de ce battage médiatique dans le résultat final. Le commentaire dominant s’effondre. Et s’il s’agissait plutôt d’une victoire de certains intérêts financiers qui avaient, contre d’autres, instrumentalisé les frustrations populaires ?

Pour enfoncer le clou, nos jeunes sociologues se demandent : quels acteurs financiers ont soutenu le oui, et quels sont ceux qui ont soutenu le non ? Là, on entre dans la partie franchement technique du livre – qui tire ses arguments de la thèse de doctorat des deux auteurs. Nous intéressent surtout les résultats. Du côté du non, on retrouve effectivement les grands acteurs historiques de la City : les grandes banques d’investissement, les compagnies d’assurance, les fonds de spéculation immobilière classique, etc. Mais du côté du oui au Brexit, on retrouve en masse des acteurs plus récents, qui ont émergé ces vingt dernières années, et se sont spécialisés dans des opérations bien plus risquées et bien plus juteuses : les Hedge Funds (des investissements, non dans des actions, mais dans les créances titrisées ou les options d’achat) et autres modes de quantitative investment (recours à des algorithmes pour réaliser des investissements aléatoires). Bref, précisément les pratiques financières qui ont provoqué la crise de 2007, et qui ont donc survécu !

Or, on retrouve les mêmes acteurs financiers derrière les premières campagnes de Trump et de Bolsonaro ! Quoi ? L’extrême-droite populiste ne serait pas le fruit spontané des colères populaires contre la haute finance ? Pire, c’est elle qui est soutenue, créée, attisée par certains acteurs capitalistes pour en supplanter d’autres ! Et que font ces acteurs politiques une fois au pouvoir et que visent les financiers qui les soutiennent ? A chaque fois, aller plus loin dans la dérégulation financière et la défiscalisation des profits. Orchestrer un repli national, non pas contre la mondialisation, mais contre les règles financières et commerciales qui l’ont jusqu’ici accompagnée – contre l’Europe et contre l’OMC.

Bizarrement, nos deux sociologues parlent de défaites du « néolibéralisme » face à la « finance autoritaire » – associant une plus grande dérégulation des opérations financières et commerciales à un surcroît d’autoritarisme et de réaction dans l’exercice du pouvoir. Pourtant, on a coutume d’associer néolibéralisme et dérégulation ! Erreur, rappellent les auteurs : le néolibéralisme, depuis les années 30, a toujours exigé un cadre réglementaire strict pour mieux assurer les opérations commerciales et financières. C’est ce que voulaient les auteurs de la constitution de la RFA et les inspirateurs du Traité de Rome, c’est ce que visent le FMI et la Banque Mondiale. Et à nouveau c’est ce qui s’est exprimé en 2008, après la crise des Subprimes. Si le néolibéralisme nous semble dérégulateur, c’est parce que nous pensons aux tâches sociales de l’État et aux services publics, qui sont bel et bien ses cibles. Pas les règles de fonctionnement économique et financier. Ce néolibéralisme a pu se développer à la faveur du New Labour de Tony Blair, du SPD de Schröder et du PS des années 90 (Strauss-Kahn, Delors, etc.). Mais l’idéologie conservatrice et dérégulatrice – y compris sur le plan économique – qui s’exprime derrière Trump, Bolsonaro ou Johnson, est plus proche de ce qu’on appelle aux Etats-Unis le Libertarianisme – un mélange d’État Gendarme inflexible et de chèque en blanc laissé aux grandes fortunes.



Mes propres travaux (et ceux de beaucoup d’autres) m’obligent maintenant à rectifier pour aller plus loin. En fait, les néolibéraux se sont toujours partagés en deux camps. Tous ont toujours soutenu qu’il faut assurer un ordre pour laisser libre cours au capitalisme. Mais pour les uns (les moins « réac », disons) cet ordre, ce sont d’abord et avant tout des règles du jeu économique strictes – pour le reste, on peut être « progressiste ». C’est l’esprit même du marché commun qui a engendré l’Union Européenne. Et pour les autres, l’économie doit aller vers toujours plus de dérégulation – l’ordre social, lui, est maintenu par la conservation des structures sociales héritées. Décrit comme cela, on reconnaît aussi des choses déjà anciennes : le conservatisme d’un Reagan et d’une Thatcher, par exemple. Voire même l’ultralibéralisme économique de la dictature de Pinochet !

Alors que se passe-t-il aujourd’hui ? Derrière la « résistance » de Bolsonaro, derrière les velléités d’un Bolloré, derrière la victoire de l’extrême-droite en Italie et sa montée en puissance dans nombre de pays européens, il y a toujours à l’oeuvre cette aile réactionnaire – voire fascisante – du néolibéralisme, dont les intérêts financiers voudraient s’abstraire des règles du FMI ou de l’Union Européenne. Et derrière les néolibéraux pro-européens ou pro-OMC, il y a davantage ces néolibéraux régulateurs sur le plan économique, mais tout aussi destructeurs sur le plan social et politique. Si Johnson a perdu le pouvoir, Liz Truss reste strictement dans la même perspective. Et du coup, que penser du fait qu’elle s’est fait taper sur les doigts par le FMI, la Banque Mondiale et une partie de la City, la poussant à retirer une bonne part de sa politique de baisse d’impôt ? Et bien peut-être qu’un nouveau rapport de force entre ces deux grandes orientations de la finance et du néolibéralisme s’opère. Un énième revirement dans cette guerre des grands de ce monde qui nous confisque l’espace public.

Inversement, donc, y a-t-il quoi que ce soit derrière les extrêmes droites contemporaines susceptible de gêner le capitalisme ? Et bien, on le savait, et cela se confirme ici : rien. Vraiment, rien. Et on le voit bien dans notre étrange Assemblée Nationale. Ces deux orientations – plus et moins conservatrices – du néolibéralisme se déchirent, sauf lorsqu’il s’agit de s’opposer à son véritable ennemi – une gauche vraiment à gauche. Le vote des 89 députés du groupe Rassemblement National le montre à loisir (89 !!).

Que dire alors du risque néofasciste, qui vient de trouver brutalement une nouvelle incarnation en Italie, et qui commence aussi à faire son lit en Allemagne, à bas bruit, derrière la fusion de certains groupes de réflexion néolibéraux réactionnaires avec des groupuscules ouvertement néonazis ? Dans l’entre-deux guerres, les fascismes avançaient déjà appuyés par certains intérêts capitalistes s’opposant à d’autres. Et ils avançaient déjà en se mêlant à des colères, des frustrations et des institutions qui les précédaient – armées, églises, etc. Comme le cancer ou la gangrène, le fascisme n’arrive jamais seul, et prend des formes différentes selon l’organe qu’il contamine d’abord ! Il y a une dizaine d’années, l’historien Robert Paxton avertissait : n’attendons pas de revoir défiler des chemises brunes pour s’inquiéter du retour du fascisme ! L’armée, les associations d’anciens combattants n’ont plus la place qu’ils avaient dans les années 20, en Allemagne, en France ou en Italie. Et les frustrations, que produisent les dysfonctionnements démocratiques, ne prennent plus les mêmes formes. Restent une certaine violence, un discours anti-système, appuyés par une caste économique, désignant des ennemis de papier à la vindicte populaire, pour mieux la contrôler. Et si ces lieux de pouvoir gangrénés, aujourd’hui, était une partie de la finance, contrôlant une partie des médiats ? Et si le fascisme prochain, déjà là, portait le costard cravate, et le tailleur Chanel ? Et s’il expliquait les tiraillements de cette drôle de nébuleuse que sont devenus, en France, les LR et la Macronie ? Sans confondre complètement nos deux ennemis, il faudra bien se résoudre, pour les affronter vraiment, à admettre que l’un puisse prendre le visage de l’autre. Et à cesser de faire la sourde oreille lorsque nous crions « au fasciste ! ».

   29 août 2022 -
 

Robert Linhart, L'établi, 1978

On sait bien ce qu'est un établi: une table de travail, plus ou moins aménagée, dont se sert le professionnel ou le bricoleur. Dans ce livre, l' "établi" arrangé par Demarcy, vieil ouvrier de l'usine de 2cv de la Porte de Choisy à Paris, lui sert à retoucher les portières irrégulières ou bosselées avant qu'elles ne passent au montage (si on veut être précis, c'est plus un gabarit qu'un établi). Seul ouvrier professionnel de l'usine, il fait les frais, à l'automne 1969, d'un mouvement de "rationalisation" de la production, avec son lot d'absurdités et d'expériences vexatoires: son "établi" est remplacé par un outil plus "rationnel" avec lequel il ne parvient pas à travailler. Symbole d'un travail que l'ouvrier ne doit pas s'approprier: il était trop bon, et son outil était trop le sien. Un "jeune" fera l'affaire sur cette machine "rationnelle". Moins bien, mais plus interchangeable, plus impersonnel - déqualifié.

Si l'auteur parle d'établi, il ne faut pas y voir trop vite une ignorance des termes de l'art ! Il voulait aussi que l'on pense à autre chose, aux gens comme lui: les établis, ces centaines de militants intellectuels, le plus souvent maoïstes, qui, à la fin des années 60, prenaient un emploi, "s'établissaient" comme on disait, dans les usines, sur les docks ou parfois même dans les exploitations agricoles. Robert Linhart, né en 1944, Normalien de la rue d'Ulm, et militant maoïste de la toute nouvelle Gauche Prolétarienne, a ainsi travaillé un an, comme Ouvrier Spécialisé de deuxième catégorie, à partir de septembre 1968, dans cette usine Citroën de la Porte de Choisy. Une ancienne fabrique d'automitrailleuses Panhard.

Pas de grandes phrases, pas de spéculations. Il raconte, avec une simplicité extraordinaire pour un intellectuel de cette génération, la découverte de la chaîne, des postes, du rythme. Les odeurs de féraille et de peinture, les bruits de tôles et de soudures, la couleur grise partout. Un rythme qu'il pensait violent, saccadé, brutal, et qu'il découvre lent, continu, implacable.

Il raconte aussi sa difficulté à trouver un poste qu'il sache tenir, à comprendre d'où lui vient cette maladresse. Le manque d'habitude ? Son statut d'intellectuel ? Oui et non: ces gestes ne sont pas que des habitudes à prendre. Ce sont des asservissements contre-nature aux mouvements des machines. Devant cette violence, on n'est pas un intellectuel ou un manuel. On est un humain qui aspire spontanément à faire autre chose.

On peut y sombrer, s'enfermer dans sa souffrance au point d'oublier les autres et soi-même dans la routine. Ou, pour l'auteur, oublier pourquoi il est là: lorsqu'il rentre chez lui, "anesthésié" par sa journée, incapable de lire, de penser, de prendre du plaisir. On peut aussi retrouver dans cette commune répugnance l'intérêt qui lie les travailleurs, contre toutes les divisions: entre Français et immigrés, soumis et révoltés, hommes et femmes, qualifiés et non-qualifiés.  Et ce n'est pas facile, car l'organisation du travail, raconte Linhart, repose aussi sur ces divisions, vise aussi à les vivifier, à les utiliser: salaires, postes, attitudes des chefs en tout genre, grilles de "qualification", tout rappelle à chacun qu'il appartient à un groupe étroit et non à un collectif, à une "race" et non à une classe. Tout porte à oublier la lutte des classes - du moins du côté des ouvriers. Sauf à bien voir où se situent les tactiques du pouvoir, les méthodes de surveillance, la répression, les vexations et toute la gamme des sanctions formelles et informelles que Linhart décrit si bien.

Ce récit devient donc aussi celui des résistances.

Résistances d'abord par mille petites stratégies. Celles de Christian, faites d'habileté et d'attention pointilleuse à remplir ses quotas, rien que ses quotas ! De quoi flirter en permanence avec une colère des chefs qui ne trouve rien à quoi se raccrocher lorsque, pourtant, il dépense sa dernière demi-heure de travail à flâner. Celles des trois frères yougoslaves, si efficaces à s'organiser et se réorganiser au mépris de ce que prescrit le bureau de maîtrise: mais que faire ? Ils sont si productifs ! Il faudra pourtant bien se passer de cette efficacité, pour être prêt à se défaire d'eux ! Stratégies encore de la "folle", comme l'appelle Christian, qui s'abîme dans un accroissement effréné de son propre rythme, qui se saoule de gestes ciselés, compulsifs, lubrifiés et calés comme un roulement à billes, qui en oublie au passage que les quotas des postes semblables au sien explosent par sa faute. Qu'en se défonçant ainsi à sa tâche, par sa tâche, elle enfonce un à un ses compagnons d'infortune, comme on dit. Linhart décrit aussi mille autres micro-décisions par lesquelles on mesure un peu de cette vie et de cette dignité qu'il nous reste à ce qu'on force la hiérarchie à tolérer: un peu de stock d'avance pour produire le temps d'une cigarette, un début de tâche un mètre plus haut dans la chaîne pour produire le temps d'un arrêt, d'une inaction. Résistance d'une vie face à la machine. Et Linhart la décrit aussi bien dans ces "tactiques de poste" que dans les ratés, les dyschronies, les maladresses par lesquelles chacun se rappelle à lui-même, et montre aux autres, qu'il n'est pas une machine. Qu'il est plus que cela.

Et cela se voit. Tout se voit dans une usine, pour le meilleur et pour le pire, apprend-on. Tout ce qu'un ouvrier montre est autant d'armes à retourner contre lui à la prochaine réorganisation, à la prochaine "rationalisation". Toute sa vie exprimée au travail est matière d'un savoir, d'une "expertise", orchestré et produit par la hiérarchie. Un "savoir-faire" qui n'a pas grand chose de technique mais a tout d'un art de dominer.

La résistance, c'est aussi celle des explosions de colère dans l'atelier, de la formation d'un comité de base, et finalement d'une grève, le 17 février 1969. En un sens, la grève était déjà là, toujours possible. Sous la résignation apparente, il y a une tension permanente, un fin maillage de pressions et de résistances qu'une moindre maladresse peut déséquilibrer (et ça, nul intellectuel, nul militant ne peut le comprendre de l'extérieur). Le grain de sable, le geste trop rapide ou trop lent, ne menacent pas seulement l'ouvrier. Fort heureusement: saisir le bon moment n'est pas chose aisée, en réalité, pour nos pauvres dominants, et ce n'est pas seulement pour tromper leur monde qu'ils se sentent perpétuellement en crise ! Il n'y a pas d'équilibre dans une exploitation, mais la stabilité d'un bras de fer où l'un domine outrageusement l'autre, qui cependant ne cède pas: tous deux restent également menacés, d'un certain point de vue. Même si les exploités sont mal placés pour percevoir ce "point de vue".

Et ce, non par aveuglement ou par bêtise, mais parce qu'ils sont privés d'intelligence collective.

Assez vite, Linhart raconte comment il s'est trouvé confronté à un problème, qui n'était pas nouveau pour lui, mais qui semblait se poser enfin de manière correcte. Faut-il faire son établissement pour connaître vraiment la vie ouvrière, et ainsi se former ? Mais ce n'est qu'une démarche morale, égocentrée, et assez vaine - le militant "intello" ne devient pas vraiment ouvrier. Faut-il le faire pour organiser la lutte de l'intérieur ? Après tout, c'est pour cela que le mouvement des établis s'est tant développé chez les maoïstes après mai 68 et, surtout, les accords de Grenelle: si même la CGT les a signés, on ne peut donc plus compter sur les syndicats, pense-t-on alors, pour faire la jonction avec le monde ouvrier. Il "nous" faut les organiser et les éduquer par "nous"-mêmes. Mais quelle prétention au final ! Le colonialisme était-il fondé sur une autre intention ? Pire: ainsi posée, l'alternative reste abstraite, vaine.

La situation a tôt fait de montrer à Linhart le problème sous son vrai jour, de lui offrir une meilleure vision des choses - celle que partagent tous les ouvriers de l'usine, et à partir de laquelle ils construisent leurs diverses façons d'être. Cette forme de travail organise tout, happe tout. Les ouvriers ne se révoltent guère ? Ils n'ont pas besoin d'éducation ou qu'on les organise - ils ont besoin de temps. Du temps pour parler, pour se réunir, pour se coordonner. Un temps durant lequel il n'y a plus cette peur pressante de la hiérarchie - en fait, de perdre son gagne-pain - et du temps contraint. Ils ont besoin qu'on les laisse cultiver leur intelligence collective. Quand Linhart leur parle d'organisation et de résistance, les ouvriers ne découvrent rien, ils savent tout. Sauf peut-être que, hors de l'usine, il y a des gens, des militants, qui sont prêts à se battre pour eux et à leur côté. L'établi n'est ni un organisateur ni un éducateur - c'est un messager, un informateur. Une relation. Et de son côté l'établi milite en comprenant et en vivant la situation, et il comprend la situation en militant. Dans la résistance, la revendication et finalement la grève, ces ouvriers - Linhart y compris - ne sont plus ni éducateurs ni éduqués. Ils se forment - une conscience, une histoire, une mémoire qui contribue à l'histoire sociale. Qu'il semblait loin de le voir ainsi avant septembre 1968 ! Et lui-même l'avoue: il lui faudra encore du temps, après son expérience, pour voir les choses ainsi. Il mit près de dix ans à écrire ce livre, pourtant assez bref. Il touche là du doigt le plus évident et le plus difficile à saisir aujourd'hui: l'organisation capitaliste repose sur une forme de désorganisation. Il n'est pas instable par vice. Il a besoin d'une certaine instabilité: pas seulement parce que toute vie collective est en partie au moins imprévisible, mais parce que la domination ne s'organise qu'en désorganisant les dominés.

Il y aurait bien d'autres choses, et meilleures, à dire, à propos de ce livre, de son style si clair, et simple, de sa manière de rappeler ce qu'un intellectuel peut sans doute faire de mieux aujourd'hui: témoigner. C'est ce qui en fait pour moi l'un des livres politiques les plus importants et les plus actuels du 20e siècle. On me dira qu'il ignore une grande part des préoccupations politiques du moment. Au premier chef, la question écologique. Et pourtant: regardez ses descriptions de la vie d'usine, de cet empoisonnement réciproque des hommes et des choses, ce mazout, ces gaz, ces gâchis. Regardez cette manière dont les différences socio-économiques s'y imbriquent aux différences de culture, d'origine, de genre, au mépris des organismes de chacun. Depuis cet écosystème interne à l'usine de la Porte de Choisy, c'est toute une imagerie du monde-usine qui s'offre à nous, du monde-en-chaînes. Or, "l'insulte et l'usure de la chaîne, tous l'éprouvent avec violence, l'ouvrier et le paysan, l'intellectuel et le manuel, l'immigré et le Français" (Linhart, p. 26).

Extraits (...)




 

Arnaud Milanese
Gabriel Siméon
Patrick Monin
Olivier Leprévost
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