Néolibéralisme

 

  Néolibéralisme

"Personnellement, je préfère une dictature libérale à un gouvernement démocratique qui manque de libéralisme. Mon impression personnelle — et ça vaut pour toute l'Amérique du Sud – est qu'au Chilie, par exemple, nous allons assister à une transition, d'un gouvernement dictatorial, vers un gouvernement libéral. Et durant cette transition, il va sans doute être nécessaire de maintenir certains pouvoirs dictatoriaux, non de manière permanente, comme disposif temporaire." (entretien dans El Mercurio, Chilie, 1981)

Friedrich Hayek, prix Nobel d'économie, admiré par Margret Thatcher et Raymond Barre, entre autres, est l'un des 5 ou 6 principaux inspirateurs et promoteurs du néolibéralisme depuis les années 30.
   24 octobre 2022 - Valentin Bertron

La couverture de la crise libanaise


Ce matin, alors que j’écoutais France Info, comme 2 millions et demi de Français.e.s tous les matins, un sujet m’a particulièrement interpellé : la crise au Liban.

Des épargnants libanais sont contraints de « braquer leur propre banque » pour obtenir l’argent qu’ils y ont déposé. Il se trouve que je connais un peu ce pays, y comptant beaucoup d’amis. J’y ai séjourné en 2017, en travaillant pour une association de coopération internationale œuvrant au Liban. Pour étoffer un peu le contexte, il faut rappeler le calvaire que vit ce peuple. Des personnes appartenant à ce qu’on pourrait appeler la « classe moyenne supérieure » du Liban ne peuvent même plus acheter de viande, de médicament, de lait, d’eau, de carburant. Le pays manque de tout. L’électricité n’est disponible que deux heures par jour, internet encore moins.
Pour illustrer la situation, l’un de mes amis libanais me racontait l’anecdote suivante : « il y a des usines de production de fromage au Liban. Elles rejettent de l’eau usée ayant servie à la fabrication du fromage. Celle-ci est impropre à la consommation mais contient des traces de lait visibles dans sa couleur blanchâtre. Il y a des gens qui font la queue pour récupérer cette eau et la donner à leur bébé car le lait infantile est devenu trop rare, et trop cher ».
Les problèmes sont nombreux au Liban, leurs racines aussi. Il serait difficile de les synthétiser et d’autres spécialistes, chercheurs et médias s’en chargent beaucoup mieux que moi.

Ce que l’on peut cependant affirmer avec un peu de certitude sur ce pays, c’est que le Liban n’est pas un pays socialiste. Ce n’est même pas un « welfare state » avec une protection sociale forte. Le Liban est un pays du capitalisme débridé, où tout s’échange et se vend. On a d’ailleurs longtemps qualifié le Liban de « Suisse du Moyen-Orient ». Dans cette enclave entre la Syrie et Israël, une caste de rentiers, petit groupe de chefs de clans parfois violents, prospère par son immense fortune, son patrimoine foncier et financier.
Ainsi j’ai été déçu – mais pas étonné – en écoutant encore une fois toutes ces tristes actualités concernant le Liban. Quand il s’agit de la crise au Liban, les médias tentent de l’expliquer tantôt par le système confessionnel, la zone géographique agitée, la guerre civile aux cendres encore chaudes, etc. Mais jamais, au grand jamais, le mot capitalisme n’est prononcé. Ce système économique qui régit les échanges, les rapports de pouvoir, les inégalités, la position sociale des Libanais.e.s, n’existe pas. Il n’est jamais cité comme une cause possible de tous les maux du pays. Le capitalisme est un discret innocent dans les maux du Liban.

Et, relevant cet angle mort dans le sujet de France Info, j’ai repensé au Venezuela. En effet, ce pays a été l’un des laboratoires du socialisme sud-américain du début des années 2000. Confronté – comme le Liban – à une très grave crise financière et économique dans les années 2010, le Venezuela n’a pas fait l’objet du même traitement médiatique. Exit les explications géopolitiques, les conflits ethniques, l’histoire du pays. Le socialisme était le seul et unique responsable des malheurs du pays. Pourtant, aucune analyse n’était faite du caractère « socialiste » - ou non - de l’économie vénézuélienne.
La question était toute tranchée : le socialisme a démontré son vice au Venezuela. En tout cas, le coupable c’est le socialisme ! Le pouvoir vénézuélien est autoritaire et corrompu ? C’est la faute du socialisme ! Le pouvoir vénézuélien est incapable de gérer la crise économique et monétaire ? C’est également la faute du socialisme !

Je ne suis spécialiste d’aucun des deux pays, les explications sont certainement multiples dans les crises qui les touchent. Force est de constater cependant que, pour les médias, la réponse est toute simple : le socialisme aurait échoué au Venezuela. Sous-entendez qu’il échouera partout. Par contre, le capitalisme n’est pas la cause de la crise terrible du Liban, on peut continuer le « business as usual ».

Valentin Bertron

   4 octobre 2022 - Arnaud Milanese
 

Au fasciste !

Réflexions à partir du livre de Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire, 2021, Raisons d'Agir

Trois événements convergent en 2022. Le plus récent : Jaïr Bolsonaro vient, contre ce que prévoyaient les sondages, de pousser Lula vers un second tour, aux élections présidentielles brésiliennes. Quatre points les séparent, on en attendait treize ou quatorze. Le président sortant de l’agro-industrie, des « gros sous », du lobby des armes, des Eglises Evangélistes, du climato-scepticisme et de la nostalgie de la dictature n’a pas dit son dernier mot – il n’est plus si sûr qu’il sorte… Et il a prévenu : s’il perd, il ne reconnaitra pas les résultats.

En Italie, vient de remporter les élections une coalition de trois formations d’extrême-droite, portée par la formation ouvertement néofasciste « Frères d’Italie ». Le profil « lepénien » de sa cheffe de fil a largement été commenté. Le retour aux affaires de Berlusconi, un peu moins – le précurseur italien de Donald Trump, le massacreur de militants lors du sommet de Gênes en 2001, la honte politique italienne du tournant du siècle dernier, le richissime, Berlusconi.

Plus tôt dans l’année, un milliardaire extrémiste notoire, Vincent Bolloré, qui phagocyte les médiats français en toute impunité, pousse la candidature d’Eric Zemmour aux présidentielles, jusqu’à faire trembler – un temps – la maison Le Pen. Celui que d’autres ont joliment appelé le « petit frisson transgressif de la bourgeoisie »…

Trois fois, la collusion d’un mouvement politique d’extrême-droite, autour d’une personnalité médiatique, et des puissances d’argent. Le tout se présentant comme parole des sans-voix.



Ce constat plagie l’introduction d’un petit livre un peu technique mais fort utile : La finance autoritaire, écrit par les jeunes sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron, en 2021 (éditions Raisons d’Agir). Eux aussi commencent par la collusion de trois événements. La victoire de Donald Trump, aux Etats-Unis, justement, contre une Hillary Clinton si soutenue par la finance que la presse américaine l’avait surnommée la « candidate de Wall Street ». La victoire de Jaïr Bolsonaro, tient tient. Inutile d’en dire davantage. Et enfin, la victoire du oui au référendum sur le Brexit. Un oui porté par le très conservateur, très autoritaire, mais très populiste Boris Johnson. Un oui que l’on n’attendait pas. Et là, rappellent les auteurs, les commentaires dominants ont convergé : victoire des colères populaires irrationnelles contre les aspirations de la grande finance (la City semblait favorable au non). Si c’est plus discutable concernant Bolsonaro, on comprend le parallèle, et je soutiens qu’on peut le faire avec les trois événements de 2022.

Reste à savoir à quoi on a affaire. Nos deux chercheurs partent du Brexit. Apparemment, un étrange référendum, risqué, contre les désirs de la City, qui voulait rester dans l’Union Européenne. Pourtant, il n’en est rien. Il suffit de scruter le financement des campagnes. Oh surprise ! Non seulement la campagne du oui fut autant financée que celle du non (ou presque), mais surtout la part des acteurs de la finance dans la campagne du oui était plus grande, et nettement ! Et l’on sait le rôle de ce battage médiatique dans le résultat final. Le commentaire dominant s’effondre. Et s’il s’agissait plutôt d’une victoire de certains intérêts financiers qui avaient, contre d’autres, instrumentalisé les frustrations populaires ?

Pour enfoncer le clou, nos jeunes sociologues se demandent : quels acteurs financiers ont soutenu le oui, et quels sont ceux qui ont soutenu le non ? Là, on entre dans la partie franchement technique du livre – qui tire ses arguments de la thèse de doctorat des deux auteurs. Nous intéressent surtout les résultats. Du côté du non, on retrouve effectivement les grands acteurs historiques de la City : les grandes banques d’investissement, les compagnies d’assurance, les fonds de spéculation immobilière classique, etc. Mais du côté du oui au Brexit, on retrouve en masse des acteurs plus récents, qui ont émergé ces vingt dernières années, et se sont spécialisés dans des opérations bien plus risquées et bien plus juteuses : les Hedge Funds (des investissements, non dans des actions, mais dans les créances titrisées ou les options d’achat) et autres modes de quantitative investment (recours à des algorithmes pour réaliser des investissements aléatoires). Bref, précisément les pratiques financières qui ont provoqué la crise de 2007, et qui ont donc survécu !

Or, on retrouve les mêmes acteurs financiers derrière les premières campagnes de Trump et de Bolsonaro ! Quoi ? L’extrême-droite populiste ne serait pas le fruit spontané des colères populaires contre la haute finance ? Pire, c’est elle qui est soutenue, créée, attisée par certains acteurs capitalistes pour en supplanter d’autres ! Et que font ces acteurs politiques une fois au pouvoir et que visent les financiers qui les soutiennent ? A chaque fois, aller plus loin dans la dérégulation financière et la défiscalisation des profits. Orchestrer un repli national, non pas contre la mondialisation, mais contre les règles financières et commerciales qui l’ont jusqu’ici accompagnée – contre l’Europe et contre l’OMC.

Bizarrement, nos deux sociologues parlent de défaites du « néolibéralisme » face à la « finance autoritaire » – associant une plus grande dérégulation des opérations financières et commerciales à un surcroît d’autoritarisme et de réaction dans l’exercice du pouvoir. Pourtant, on a coutume d’associer néolibéralisme et dérégulation ! Erreur, rappellent les auteurs : le néolibéralisme, depuis les années 30, a toujours exigé un cadre réglementaire strict pour mieux assurer les opérations commerciales et financières. C’est ce que voulaient les auteurs de la constitution de la RFA et les inspirateurs du Traité de Rome, c’est ce que visent le FMI et la Banque Mondiale. Et à nouveau c’est ce qui s’est exprimé en 2008, après la crise des Subprimes. Si le néolibéralisme nous semble dérégulateur, c’est parce que nous pensons aux tâches sociales de l’État et aux services publics, qui sont bel et bien ses cibles. Pas les règles de fonctionnement économique et financier. Ce néolibéralisme a pu se développer à la faveur du New Labour de Tony Blair, du SPD de Schröder et du PS des années 90 (Strauss-Kahn, Delors, etc.). Mais l’idéologie conservatrice et dérégulatrice – y compris sur le plan économique – qui s’exprime derrière Trump, Bolsonaro ou Johnson, est plus proche de ce qu’on appelle aux Etats-Unis le Libertarianisme – un mélange d’État Gendarme inflexible et de chèque en blanc laissé aux grandes fortunes.



Mes propres travaux (et ceux de beaucoup d’autres) m’obligent maintenant à rectifier pour aller plus loin. En fait, les néolibéraux se sont toujours partagés en deux camps. Tous ont toujours soutenu qu’il faut assurer un ordre pour laisser libre cours au capitalisme. Mais pour les uns (les moins « réac », disons) cet ordre, ce sont d’abord et avant tout des règles du jeu économique strictes – pour le reste, on peut être « progressiste ». C’est l’esprit même du marché commun qui a engendré l’Union Européenne. Et pour les autres, l’économie doit aller vers toujours plus de dérégulation – l’ordre social, lui, est maintenu par la conservation des structures sociales héritées. Décrit comme cela, on reconnaît aussi des choses déjà anciennes : le conservatisme d’un Reagan et d’une Thatcher, par exemple. Voire même l’ultralibéralisme économique de la dictature de Pinochet !

Alors que se passe-t-il aujourd’hui ? Derrière la « résistance » de Bolsonaro, derrière les velléités d’un Bolloré, derrière la victoire de l’extrême-droite en Italie et sa montée en puissance dans nombre de pays européens, il y a toujours à l’oeuvre cette aile réactionnaire – voire fascisante – du néolibéralisme, dont les intérêts financiers voudraient s’abstraire des règles du FMI ou de l’Union Européenne. Et derrière les néolibéraux pro-européens ou pro-OMC, il y a davantage ces néolibéraux régulateurs sur le plan économique, mais tout aussi destructeurs sur le plan social et politique. Si Johnson a perdu le pouvoir, Liz Truss reste strictement dans la même perspective. Et du coup, que penser du fait qu’elle s’est fait taper sur les doigts par le FMI, la Banque Mondiale et une partie de la City, la poussant à retirer une bonne part de sa politique de baisse d’impôt ? Et bien peut-être qu’un nouveau rapport de force entre ces deux grandes orientations de la finance et du néolibéralisme s’opère. Un énième revirement dans cette guerre des grands de ce monde qui nous confisque l’espace public.

Inversement, donc, y a-t-il quoi que ce soit derrière les extrêmes droites contemporaines susceptible de gêner le capitalisme ? Et bien, on le savait, et cela se confirme ici : rien. Vraiment, rien. Et on le voit bien dans notre étrange Assemblée Nationale. Ces deux orientations – plus et moins conservatrices – du néolibéralisme se déchirent, sauf lorsqu’il s’agit de s’opposer à son véritable ennemi – une gauche vraiment à gauche. Le vote des 89 députés du groupe Rassemblement National le montre à loisir (89 !!).

Que dire alors du risque néofasciste, qui vient de trouver brutalement une nouvelle incarnation en Italie, et qui commence aussi à faire son lit en Allemagne, à bas bruit, derrière la fusion de certains groupes de réflexion néolibéraux réactionnaires avec des groupuscules ouvertement néonazis ? Dans l’entre-deux guerres, les fascismes avançaient déjà appuyés par certains intérêts capitalistes s’opposant à d’autres. Et ils avançaient déjà en se mêlant à des colères, des frustrations et des institutions qui les précédaient – armées, églises, etc. Comme le cancer ou la gangrène, le fascisme n’arrive jamais seul, et prend des formes différentes selon l’organe qu’il contamine d’abord ! Il y a une dizaine d’années, l’historien Robert Paxton avertissait : n’attendons pas de revoir défiler des chemises brunes pour s’inquiéter du retour du fascisme ! L’armée, les associations d’anciens combattants n’ont plus la place qu’ils avaient dans les années 20, en Allemagne, en France ou en Italie. Et les frustrations, que produisent les dysfonctionnements démocratiques, ne prennent plus les mêmes formes. Restent une certaine violence, un discours anti-système, appuyés par une caste économique, désignant des ennemis de papier à la vindicte populaire, pour mieux la contrôler. Et si ces lieux de pouvoir gangrénés, aujourd’hui, était une partie de la finance, contrôlant une partie des médiats ? Et si le fascisme prochain, déjà là, portait le costard cravate, et le tailleur Chanel ? Et s’il expliquait les tiraillements de cette drôle de nébuleuse que sont devenus, en France, les LR et la Macronie ? Sans confondre complètement nos deux ennemis, il faudra bien se résoudre, pour les affronter vraiment, à admettre que l’un puisse prendre le visage de l’autre. Et à cesser de faire la sourde oreille lorsque nous crions « au fasciste ! ».




 

Arnaud Milanese
Claire Mallard
Gabriel Siméon
Patrick Monin
Olivier Leprévost
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